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La série de l'été : Comment rallier les États-Unis sans prendre l’avion ? EPISODE 1 par Nono (fka Gigsta)

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En 2021, l’artiste DJ et militante environnementale Nono (fka Gigsta) est prise en résidence à Détroit et entreprend de chercher à rejoindre les États-Unis en bateau, ayant renoncé à prendre l’avion depuis quelques années pour des raisons écologiques.
Quelques mois plus tard, après un projet de résidence itinérante en train de la Normandie au Japon avorté pour cause de crise sanitaire puis de guerre en Ukraine, Gwendolenn Sharp, fondatrice de The Green Room, postule à la Villa Albertine avec le projet de traverser l’Atlantique en cargo.
En avril 2022, elles se rencontrent à l’occasion d’un événement sur les tournées écoresponsables sur lequel elles interviennent, et décident de partager leurs recherches et expériences, et de mutualiser leurs forces pour réussir à trouver une alternative à l’avion.

Sous la forme d’une série de l’été, Noëmie et Gwendolenn vous partagent les différents épisodes de leurs recherches et explorations, mais aussi les ressources et différentes pistes qui pourront, nous l’espérons, servir à d’autres dans un avenir pas trop lointain.

Voici le 1er épisode, par Nono (fka Gigsta)

Invitée aux États-Unis dans le cadre d’une résidence musicale, mon refus de prendre l’avion pour m’y rendre a compliqué la réalisation de ce projet.

En 2021, j’ai envoyé ma candidature pour un programme d’échange artistique en collaboration entre une institution de Détroit et une à Berlin, ville où j’habite depuis plusieurs années. Depuis 2019, je ne voyage plus en avion pour des raisons environnementales. Cette prise de position faisait partie intégrante de mon dossier de candidature et de ma lettre de motivation : j’avais expliqué que je souhaitais traverser l’Atlantique en bateau.

L’impact environnemental d’un aller-retour entre New York et Londres équivaut au double de l’empreinte carbone émise en moyenne sur une année par une personne habitant en Inde. Mon objectif était de faire une traversée exceptionnelle pour un projet durable. Je ne suis jamais allée aux États-Unis et peut-être que ce voyage serait le seul. Il s’agissait d’expérimenter avec une forme de mobilité et d’échange différente que celle souvent promue dans le milieu des musiques électroniques dans les pays du Nord. Un aller-retour entre l’Europe et les États-Unis pour un seul DJ-set y est une pratique courante.

Jusque dans les années 1950, la traversée en paquebots était la norme pour les traversées commerciales entre les deux continents. Elle était aussi plus abordable. C’est seulement vers la fin de la décennie que le transport aérien a commencé à transporter de plus en plus de passager·es. Aujourd’hui, les traversées transatlantiques existent toujours (notamment le Queen Mary 2), mais elles sont devenues un service de croisières de luxe et surtout un type de transport très impactant.

D’après le calculateur carbone MyClimate, un trajet de 8 jours sur un bateau de type bateau de croisière de 1200 places pèse 3,7 tonnes de CO2 par personne. En plus des gaz à effets de serre émis s’ajoute la production d’aérosols, très nocifs pour la qualité de l’air en ville (notamment au moment où les paquebots sont amarrés aux ports). L’ensemble des prestations à bord, prises en compte dans le calcul, empirent l’empreinte carbone. Un ami spécialiste m’expliqua que : « Le moteur est responsable de la plupart des émissions. Mais l’exploitation cet hôtel sur l’eau, avec toute sa consommation (en termes de chauffage, climatisation, restauration, nettoyage, déchets, pour l’infrastructure portuaire, l’équipage), ainsi que la construction, la maintenance et l’élimination des bateaux génèrent d’importantes émissions. » Hors de question, donc, dans le cadre de mon projet.

Hormis l’option croisière, il est possible de traverser l’Atlantique en voilier … mais sous quelques conditions (nous y reviendrons). Autre possibilité moins connue : embarquer à bord d’un cargo. De nombreux cargos traversent les mers et océans, transportant marchandises et nourriture. Certaines compagnies de fret offrent des places aux passager·es dans les quelques cabines vides disponibles à bord. Ces trajets sont gérés par des agences spécialisées qui servent d’intermédiaires entre les voyageur·ses et les compagnies de fret.

Cette offre n’est pas une forme de tourisme conventionnel, ni un service commercial à proprement parler. Les voyageur·ses doivent non seulement avoir suffisamment de temps mais aussi de la flexibilité … et un certain budget. Il faut pouvoir se rendre au port avant le départ et être prêt·es à s’adapter aux modifications de dates mais aussi de ports de départ et d’arrivée. Les durées de traversée de l’Atlantique sont très variables : elles peuvent prendre une dizaine de jours, en fonction des ports d’embarquement et de débarquement. Il faut compter environ une centaine d’euros par jour, en plus des frais d’agence, d’assurance, de taxes portuaires, de frais de douanes, de visas, etc. À bord, les passager·es sont nourri·es et logé·es.

Je connaissais ces difficultés et étais consciente qu’elles se pliaient peu à la logique administrative des institutions culturelles et au cadre de leurs dépenses publiques. J’avais bien mentionné dans ma lettre de motivation que j’envisageais une traversée en cargo. Lorsque mon dossier fut accepté à l’automne 2021, le service offert par les cargos était en pause, mais d’autres formes de transports - notamment l’avion - commençaient à définitivement revenir à la normal après la période de pandémie. Slowtravel, l’agence avec laquelle j’étais en contact, assurait que ce serait bientôt, aussi, le cas des cargos. En juillet 2021, date d’envoi de ma candidature, elle déclarait que les départs de l’Europe vers l’Amérique du Nord et du Sud reprendraient d’ici octobre 2021 et ceux pour l’Asie, l’Afrique et l’Australie dès le début de 2022. À temps, donc, pour mon départ en résidence prévu au printemps 2022.

Le problème, c’est que ce mode de transport n’est pas « normal ». Il est une sorte d’anomalie à une époque où la mobilité, et surtout les mobilités touristiques et artistiques, sont largement contrôlées, optimisées et soumises aux impératifs de nos systèmes capitalistes. Fin 2021, alors que nous entrions dans le deuxième hiver avec le COVID et que de nombreux secteurs avaient déployé d’innombrables ressources pour s’adapter à la situation et faciliter la productivité, les cargos ne prenaient toujours pas de passager·es.

À partir de janvier 2022, je commençai sérieusement à m’inquiéter. Mon interlocutrice américaine aussi s’inquiétait de mon projet mais pour d’autres raisons : elle avait entendu dire que des choses « pas très claires » se passaient sur ces bateaux, notamment pour les femmes. Je n’ai pas pu trouver d’autres sources attestant du manque de sécurité de ce type de déplacement. Quant à l’institution allemande, elle me pressait de communiquer mes dates de trajet. Je devais trouver une solution au plus vite ; ceci afin que les institutions puissent s’organiser mais aussi parce que ma situation financière étant précaire, cette opportunité constituait une forme de revenu.

Début 2022, espérant pouvoir assurer mon départ de façon imminente, je me mis en quête de toutes les agences possibles qui coordonnent ce type de voyage. Je pris notamment contact avec Croisierenet, Frachtschiffraisen Pfeiffer, Freighter Cruises, Freighter Travel (nz), Hamburg Frachtschiffreisen, Ship n Train, Slowtravel (Langsamreisen), The Cruise People, Voyages en Cargo ou encore Zylmann.de. Quand je ne recevais pas de réponse à mes e-mails, j’essayais par téléphone, souvent à de multiples reprises. Parfois une boîte vocale automatique signalait que, jusqu’à nouvel ordre, les cargos ne prenaient toujours pas de passager·es. La personne en charge de ce service avait alors souvent été affectée à un autre. Lorsque je parvenais à interagir, par e-mail ou par téléphone, on me proposait souvent, avec plus ou moins d’enthousiasme, de réserver un trajet et d’attendre que l’agence me recontacte pour le confirmer. Malgré plusieurs formulaires de réservations remplis, je n'ai jamais reçu aucune réponse.

Je me raccrochais à la promesse de l’agence Slowtravel qui m’assurait qu’un voyage devrait être possible dans la deuxième partie de l’année 2022, voire début 2023. Il me fallait donc demander aux organisateur·rices de décaler de quelques mois les dates de ma résidence, ce que je redoutais. Le jury avait accordé sa confiance à mon projet, mais mes échanges avec les représentant·es des institutions allemandes et françaises étaient restés formels et pratiques. Je peinais à communiquer sur les avancées de mon projet, mon engagement me semblant parfois désuet dans un contexte culturel où le recours à l’avion est présenté comme la norme absolue.

Sans grande surprise, ma demande de report fut refusée : l’une des deux institutions acceptait d’être flexible, l’autre refusait. On me laissait donc deux options : voyager en avion ou renoncer à la résidence. L’argent devait être dépensé d’ici la fin de l’année 2022 et la résidence ne pouvait être décalée qu’en cas de force majeure. Cela avait par exemple été le cas pour la pandémie qui avait considérée comme tel. Les résidences de 2020 et de 2021 avaient d’ailleurs pu être reportées à 2022. Ma situation, elle, ne relevait pas de la même catégorie puisque les allers-retours en avion étaient à nouveau possibles. Ce contexte me semblait d’autant plus ironique que la crise environnementale a pour conséquences d’innombrables évènements de force majeure. Et si les politiques et les conditions de réalisation des dépenses publiques actuelles des pays des nords accentuaient les déséquilibres entrainant justement de plus en plus de cas de force majeure ? Et ce avec des conséquences touchant de manière encore plus marquée les pays des suds ?

L’impact environnemental d’un vol transatlantique est variable. L’artiste Tino Sehgal, qui a refusé de prendre l’avion pendant 20 ans, a fini par trouver un vol moins impactant : « un vol de Londres à New York peut être effectué pour 600kg de CO2 seulement. Mais il faut réserver avec soin. Trois raisons permettent la réduction des émissions de carbone : l'avion doit être récent, plein et transporter beaucoup de marchandises. Ces trois facteurs combinés assurent l’efficacité du vol. »

Comme à de nombreuses reprises au cours de ces dernières années, je remis mon propre engagement en question. À plusieurs occasions, je me retrouvais à écouter les argumentaires de ceux et celles - environnementalistes ou pas - qui essayaient de me convaincre de prendre l’avion. À ce stade, j’étais moins convaincue que la réduction de ma propre empreinte carbone ou que la promotion à mon échelle d’un mode de vie vertueux puisse influer le cours des choses, plutôt qu’intriguée par l’exploration des directions vers lesquelles cet engagement me mènerait. Certes, j’étais encore et toujours révoltée par les inégalités profondes de nos systèmes de mobilité contemporains (80% des habitant·es de la planète n’a jamais pris un avion), mais surtout, je voulais savoir jusqu’où ce refus pourrait me porter et quelles seraient les obstacles rencontrés en chemin.

Quelques jours plus tard, on m’informait que l’institution à Détroit était en réalité complète pour 2022 suite au report des résidences suspendues par la pandémie de Covid. Le décalage de mon projet sur l’année 2023 fut finalement accepté. L’épisode me laissait certes dans une situation financière précaire mais soulagée.

[… La suite au prochain épisode dans 15 jours]

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